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VENDREDI 11 JUILLET – SAMEDI 12 JUILLET
MARTIN VANGER SE PENCHA en avant pour fouiller les poches de Mikael et en sortit le trousseau de clés.
— C’était malin de changer la serrure. Je vais m’occuper de ta copine quand elle rentrera.
Mikael ne répondit pas. Il se rappela que Martin Vanger était un négociateur expérimenté fort de nombreux combats singuliers industriels. Il savait reconnaître un bluff quand on lui en servait un.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi tout ça ? Mikael essaya d’indiquer la pièce d’un mouvement de tête.
Martin Vanger se pencha, glissa une main sous le menton de Mikael et lui souleva la tête pour que leurs regards se croisent.
— Parce que c’est si facile, dit-il. Des femmes disparaissent sans arrêt. Elles ne manquent à personne. Des immigrées. Des putes de Russie. Des milliers de personnes passent en Suède chaque année.
Il lâcha la tête de Mikael et se leva, presque fier de pouvoir guider la visite. Les paroles de Martin Vanger frappèrent Mikael comme un coup de poing.
Mon Dieu. Il ne s’agit pas d’une énigme historique. Martin Vanger assassine des femmes aujourd’hui. Et comme un con je me suis jeté droit dans…
— Je n’ai pas d’invitée en ce moment. Mais ça t’amusera peut-être d’apprendre que l’hiver dernier et au printemps, pendant que toi et Henrik vous vous montiez la tête avec vos histoires, j’avais une fille ici. Elle s’appelait Irina, elle venait de Biélorussie. Pendant que tu dînais là-haut, elle était enfermée ici dans la cage. Une soirée très agréable, je t’assure.
Martin Vanger s’assit sur la table en laissant pendouiller ses jambes. Mikael ferma les yeux. Il sentit des renvois acides dans sa gorge et déglutit à plusieurs reprises.
— Qu’est-ce que tu fais des corps ?
— Mon bateau est amarré au ponton juste en bas. Je les emmène au large, loin. Contrairement à mon père, je ne laisse aucune trace. Mais il était malin aussi. Lui, il éparpillait ses victimes dans toute la Suède.
Les morceaux de puzzle commençaient à prendre leur place dans la tête de Mikael.
Gottfried Vanger. De 1949 en 1965. Ensuite Martin Vanger a pris le relais, en 1966 à Uppsala.
— Tu admirais ton papa.
— C’est lui qui m’a appris. Il m’a initié quand j’avais quatorze ans.
— Uddevalla. Lea Persson.
— C’est ça. J’y étais. Je n’étais que spectateur, mais j’y étais.
— 1964, Sara Witt à Ronneby.
— J’avais seize ans. C’était la première fois que j’avais une femme pour moi. Gottfried m’a appris. C’est moi qui l’ai étranglée.
Il se vante. Seigneur Dieu, c’est quoi cette famille de psychopathes !
— Tu réalises que c’est pathologique ? Martin Vanger haussa légèrement les épaules.
— Je ne pense pas que tu puisses comprendre la sensation divine d’avoir le contrôle absolu sur la vie et la mort de quelqu’un.
— Tu prends plaisir à torturer et à tuer des femmes, Martin.
Le capitaine d’industrie réfléchit un instant, le regard fixé sur un point vide du mur derrière Mikael. Puis il afficha son sourire charmeur étincelant.
— Je ne pense pas. Si je procède à une analyse intellectuelle de mon état, je serais plus un violeur en série qu’un tueur en série. En fait, je suis un kidnappeur en série.
Tuer arrive pour ainsi dire comme une conclusion naturelle parce que je dois dissimuler mon crime. Tu comprends ? Mikael ne savait pas comment il devait répondre et il se contenta de hocher la tête.
— Mes actes ne sont évidemment pas acceptables par la société mais mon crime est en premier lieu un crime contre les conventions de la société. La mort n’intervient qu’à la fin du séjour de mes hôtes ici, quand je m’en suis lassé. C’est toujours si fascinant de voir leur déception.
— Déception ? demanda Mikael stupéfait.
— Exactement. Déception. Elles s’imaginent que parce qu’elles me contentent, elles vont survivre. Elles s’adaptent à mes règles. Elles commencent à avoir confiance en moi et développent une camaraderie avec moi, et jusqu’à la fin elles espèrent que cette camaraderie signifie quelque chose. Leur déception vient du fait qu’elles découvrent soudain qu’elles ont été bernées.
Martin Vanger fit le tour de la table et s’appuya contre la cage en acier.
— Toi, avec tes conventions de petit-bourgeois, tu ne pourras jamais comprendre, mais c’est la planification du kidnapping qui procure l’excitation. Il ne faut pas agir sur une impulsion – les kidnappeurs de ce genre se font toujours coincer. C’est une véritable science avec mille détails à prendre en compte. Je dois identifier une proie et cataloguer sa vie. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Où pourrai-je la coincer ? Comment vais-je faire pour me retrouver seul avec ma proie, sans que mon nom ni quoi que ce soit apparaissent dans une future enquête de police ?
Arrête, pensa Mikael. Martin Vanger discutait les kidnappings et les meurtres sur un ton presque universitaire, un peu comme s’il exposait un avis contraire dans une question de théologie ésotérique.
— Est-ce que tout ceci t’intéresse vraiment, Mikael ?
Il se pencha en avant et caressa la joue de Mikael. Son contact était doux, presque tendre.
— Tu réalises sans doute que cette affaire ne peut se terminer que d’une seule manière. Ça te dérange si je fume ?
Mikael secoua la tête.
— N’hésite pas à m’offrir une cigarette, répondit-il.
Martin Vanger accéda à sa demande. Il alluma deux cigarettes et en glissa doucement une entre les lèvres de Mikael, le laissa tirer dessus en la tenant.
— Merci, dit Mikael automatiquement. Martin Vanger rit de nouveau.
— Tu vois. Tu as déjà commencé à t’adapter au principe de la soumission. Je tiens ta vie entre mes mains, Mikael. Tu sais que je peux te tuer d’une seconde à l’autre. Tu m’as supplié d’améliorer ta qualité de vie et tu l’as fait en utilisant un argument rationnel et une touche de flatterie. Tu as obtenu ta récompense.
Mikael hocha la tête. Son cœur battait à tout rompre, c’était quasiment insupportable.
À 23 H 15, Lisbeth Salander but une gorgée d’eau de sa bouteille, tout en tournant les pages. Contrairement à Mikael plus tôt dans la journée, elle n’avala pas de travers. Par contre, elle écarquilla les yeux quand elle fit le lien.
Clic !
Pendant deux heures elle avait parcouru des bulletins du personnel provenant de tous les azimuts du groupe Vanger. Le bulletin principal s’intitulait simplement Les Informations du groupe Vanger, et portait le logo du groupe – un drapeau suédois flottant au vent et dont la pointe formait une flèche. Le magazine était manifestement conçu parle département communication au QG du groupe pour qu’ils se sentent membres d’une grande famille.
Pour les vacances d’hiver en février 1967, Henrik Vanger avait eu un geste grandiose et invité cinquante des employés du siège avec leurs familles à une semaine de ski dans le Härjedalen. Motif de cette invitation : le groupe avait affiché des résultats records l’année précédente – un remerciement pour de nombreuses heures de travail. Le département communication, invité lui aussi, avait réalisé un reportage photo sur la station louée pour l’occasion.
Un tas de photos des pistes de ski avec des légendes amusantes. Certaines avaient été prises au bar, avec des gars hilares, le visage marqué par le froid, et qui levaient leurs chopes de bière. Deux photos d’une petite cérémonie matinale où Henrik Vanger désignait « meilleure employée de bureau de l’année » une secrétaire nommée Ulla-Britt Mogren, quarante et un ans. Elle recevait une prime de 500 couronnes et un saladier en verre.
La distribution du prix avait eu lieu sur la terrasse de l’hôtel, apparemment juste avant que les gens se lancent de nouveau sur les pistes. Sur la photo, on voyait une vingtaine de personnes. À droite, juste derrière Henrik Vanger, se tenait un homme aux longs cheveux blonds. Il portait une doudoune sombre avec une partie distincte sur les épaules. Comme le bulletin était en noir et blanc, la couleur n’apparaissait pas, mais Lisbeth Salander était prête à parier sa tête que c’était rouge.
La légende expliquait le contexte : À l’extrême droite, Martin Vanger, dix-neuf ans, étudiant à Uppsala. Que Von dit quelqu’un de très prometteur dans la direction du groupe.
— Cette fois, je t’ai, mon petit gars, dit Lisbeth Salander à voix basse.
Elle éteignit la lampe de bureau et laissa les bulletins du personnel en désordre sur le bureau – cette pouffe de Bodil Lindgren n’aura qu’à ranger tout ça demain.
Elle sortit sur le parking par une porte latérale. Arrivée à mi-chemin de sa moto, elle se souvint qu’elle avait promis d’annoncer son départ au gardien. Elle s’arrêta et regarda le parking. Le gardien se trouvait de l’autre côté du bâtiment. Cela signifiait qu’elle serait obligée de retourner sur ses pas et de faire le tour de la maison. Va te faire foutre ! décida-t-elle.
Arrivée à sa moto, elle alluma son portable et fit le numéro de Mikael. Une voix annonça que son correspondant n’était pas disponible. Par contre, elle découvrit que Mikael avait essayé de l’appeler pas moins de treize fois entre 15 h 30 et 21 heures. Il n’avait pas appelé au cours des deux dernières heures.
Lisbeth composa le numéro du téléphone fixe dans la maison des invités, mais sans réponse. Elle fronça les sourcils, attacha la sacoche de son ordinateur, mit son casque et démarra la moto. Il lui fallut dix minutes pour aller du siège Vanger dans la zone industrielle de Hedestad jusqu’à l’île. C’était allumé dans la cuisine, mais la maison était vide.
Lisbeth Salander sortit jeter un coup d’œil dehors. Sa première pensée fut que Mikael était allé chez Dirch Frode, mais dès le pont elle put constater que les lumières dans la villa de Frode sur l’autre rive étaient éteintes. Elle regarda sa montre, qui indiquait 23 h 40.
Elle retourna à la maison, ouvrit le placard et sortit les bécanes qui stockaient les images de surveillance des caméras. Il lui fallut un moment pour établir le déroulement des événements.
À 15 h 32, Mikael était arrivé à la maison.
À 16 h 03, il était sorti boire un café dans le jardin. Il avait avec lui un dossier qu’il avait examiné. Il avait passé trois coups de fil brefs pendant l’heure qu’il avait passée dans le jardin. Les trois appels correspondaient à la minute près aux appels auxquels elle n’avait pas répondu.
À 17 h 21 Mikael était sorti. Il était de retour moins de quinze minutes plus tard. À 18 h 20, il était sorti jusqu’à la grille et avait regardé du côté du pont.
À 21 h 03, il était sorti. Il n’était pas revenu.
Lisbeth visionna en avance rapide les images du deuxième ordinateur, qui montraient la grille et la route. Elle pouvait voir les allées et venues des uns et des autres au cours de la journée.
À 19 h 12, Gunnar Nilsson était rentré.
À 19 h 42, quelqu’un dans la Saab de la ferme d’Östergården était parti en direction de Hedestad.
À 20h02 la voiture était revenue – un tour à la boutique de la station-service ?
Ensuite, rien avant 21 heures pile, lorsque la voiture de Martin Vanger passait. Trois minutes plus tard, Mikael avait quitté la maison.
À peine une heure plus tard, à 21 h 50, Martin Vanger apparaissait soudain dans le champ de l’objectif. Il restait devant la grille une bonne minute, contemplait la maison et regardait par la fenêtre de la cuisine. Puis il montait sur le perron et essayait d’ouvrir la porte, puis sortait une clé. Ensuite, il devait se rendre compte que la serrure avait été changée et il restait immobile un court instant avant de tourner les talons et de quitter la maison.
Lisbeth Salander sentit soudain un froid glacial se répandre dans son ventre.
MARTIN VANGER L’AVAIT DE NOUVEAU LAISSÉ seul un long moment. Mikael était allongé immobile dans sa position inconfortable, les mains menottées dans le dos et le cou attaché par une fine chaîne à l’anneau dans le sol. Il tripota les menottes tout en sachant qu’il n’allait pas pouvoir les ouvrir. Elles étaient tellement serrées qu’il avait perdu toute sensation dans les mains.
Il n’avait aucune chance. Il ferma les yeux.
Il n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé quand il entendit de nouveau les pas de Martin Vanger. Le chef d’entreprise arriva dans son champ de vision. Il avait l’air soucieux.
— Inconfortable ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Mikael.
— Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même. Tu aurais dû rentrer chez toi.
— Pourquoi est-ce que tu tues ?
— C’est un choix que j’ai fait. Je pourrais discuter des aspects moraux et de la valeur intellectuelle de mes agissements avec toi toute la nuit, mais cela ne change en rien les faits. Essaie de voir les choses ainsi : un être humain est une enveloppe de peau qui maintient en place des cellules, du sang et des composants chimiques. Quelques individus, ils sont rares, se retrouvent dans les livres d’histoire. La plus grande partie succombent et disparaissent sans laisser de traces.
— Tu tues des femmes.
— Nous qui tuons pour être en accord avec notre jouissance – car je ne suis pas le seul à avoir ce passe-temps –, nous menons une vie d’intensité maximum.
— Mais pourquoi Harriet ? Ta propre sœur ?
Le visage de Martin Vanger changea soudain. D’un bond il fut près de Mikael et l’agrippa par les cheveux.
— Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ? haleta Mikael.
Il essaya de tourner la tête pour diminuer la douleur du cuir chevelu. La chaîne se tendit immédiatement autour de son cou.
— Toi et Salander. Qu’est-ce que vous avez trouvé ?
— Lâche-moi. Qu’on arrive à parler.
Martin Vanger lui lâcha les cheveux et s’assit devant Mikael les jambes croisées. Soudain il sortit un couteau.
Il posa la pointe du couteau sur la peau juste sous l’œil de Mikael. Mikael se força à rencontrer le regard de Martin Vanger.
— Qu’est-ce qu’il lui est arrivé, bordel de merde ?
— Je ne comprends pas. Je croyais que tu l’avais tuée.
Martin Vanger fixa Mikael un long moment. Puis il se détendit. Il se leva et arpenta la pièce tout en réfléchissant. Il lâcha le couteau par terre et rit, puis il se tourna vers Mikael.
— Harriet, Harriet, toujours cette foutue Harriet. Nous avons essayé… de la convaincre. Gottfried a essayé de lui apprendre. Nous avons cru qu’elle était l’une d’entre nous et qu’elle accepterait son devoir, mais elle n’était qu’une…pétasse ordinaire. J’ai cru que je l’avais sous contrôle, mais elle avait l’intention d’avertir Henrik et j’ai compris que je ne pouvais pas avoir confiance en elle. Tôt ou tard elle allait parler de moi.
— Tu l’as tuée.
— J’ai voulu la tuer. J’avais l’intention de le faire mais je suis arrivé trop tard. Je n’arrivais pas à rejoindre l’île.
Le cerveau de Mikael essaya d’assimiler l’information, mais ça faisait comme si une fenêtre s’affichait, annonçant mémoire saturée. Martin Vanger ne savait pas ce qui était arrivé à sa sœur !
Tout à coup, Martin Vanger sortit son téléphone portable de sa veste, vérifia l’écran menu et le posa sur la chaise à côté du pistolet.
— L’heure est venue de mettre un terme à tout ceci. Il faut que j’aie le temps de m’occuper aussi de ta garce anorexique cette nuit.
Il ouvrit un placard, en sortit une courroie en cuir qu’il passa avec un nœud coulant autour du cou de Mikael. Il défit la chaîne qui maintenait Mikael au sol, le remit sur pied et le poussa contre le mur. Il passa la courroie par un anneau au-dessus de la tête de Mikael et la tendit jusqu’à ce que ce dernier soit obligé de se tenir sur la pointe des pieds.
— C’est trop serré ? Tu n’arrives pas à respirer ? Il relâcha un centimètre ou deux et bloqua le bout de la courroie plus bas sur le mur. Je ne tiens pas à ce que tu sois étranglé tout de suite.
Le lacet serrait si fort le cou de Mikael qu’il était incapable de parler. Martin Vanger l’observa attentivement.
D’un geste brusque, il défit le pantalon de Mikael et le baissa en même temps que son slip. Quand il arracha le pantalon, Mikael perdit l’équilibre et pendouilla une seconde dans le nœud coulant avant que ses orteils retrouvent le contact avec le sol. Martin Vanger alla chercher des ciseaux dans un meuble. Il découpa le tee-shirt de Mikael et jeta les restes en un tas par terre. Puis il se posta à quelque distance de Mikael et contempla sa victime.
— Je n’ai jamais eu de garçon ici, dit Martin Vanger d’une voix grave. Je n’ai jamais touché un autre homme… à part mon père. C’était mon devoir.
Les tempes de Mikael battaient. Il ne pouvait pas placer le poids de son corps sur ses pieds sans s’étrangler. Il essaya de trouver une prise sur le mur en béton derrière lui, mais il n’y avait aucune prise à trouver.
— L’heure est venue, dit Martin Vanger.
Il posa sa main sur la courroie et appuya dessus. Mikael sentit le lacet s’enfoncer encore davantage dans son cou.
— Je me suis toujours demandé quel goût ça a, un homme.
Il augmenta le poids sur la lanière, se pencha soudain en avant et embrassa Mikael sur la bouche juste au moment où une voix glaciale fusait à travers la pièce.
— Toi, espèce de salopard, tu devrais savoir que dans ce bled je suis la seule à avoir droit à ça.
MIKAEL ENTENDIT LA voix de Lisbeth à travers un brouillard rouge. Il réussit à focaliser son regard et la vit debout à la porte. Elle fixait Martin Vanger d’un regard inexpressif.
— Non… cours ! croassa Mikael.
Mikael ne vit pas l’expression de Martin Vanger, mais il ressentit physiquement le choc qui parcourait celui-ci quand il pivota. Une seconde il resta immobile. Puis Martin Vanger tendit la main vers le pistolet qu’il avait laissé sur le tabouret.
En un éclair, Lisbeth Salander fit trois enjambées et balança un club de golf qu’elle avait tenu dissimulé. Le fer décrivit un large cercle et frappa Martin Vanger à la clavicule.
Le coup était d’une force terrible et Mikael put entendre quelque chose se briser. Martin Vanger hurla.
— Ça te plaît, la douleur ? demanda Lisbeth Salander.
Sa voix était rêche comme du papier de verre. Tant que Mikael vivrait, il n’oublierait jamais son visage quand elle passa à l’attaque. Elle montra les dents comme un fauve. Ses yeux étaient noirs et brillants. Elle se déplaçait aussi vite qu’une araignée et semblait entièrement concentrée sur sa proie quand elle balança le club de golf et toucha Martin Vanger droit dans les côtes.
Il trébucha sur la chaise et s’étala. Le pistolet tomba par terre devant les pieds de Lisbeth. Du pied, elle le poussa hors d’atteinte.
Puis elle frappa une troisième fois, juste quand Martin Vanger essayait de se relever. Un claquement indiqua qu’elle l’avait touché à la hanche. Un son épouvantable monta de la gorge de Martin Vanger. Le quatrième coup le toucha par-derrière, sur l’omoplate.
— Lis… errth…, croassa Mikael. Il était en train de perdre connaissance et la douleur dans ses tempes était quasi insupportable.
Elle se tourna vers lui et vit que son visage était rouge tomate, que ses yeux étaient écarquillés d’épouvante et que sa langue était en train de sortir de sa bouche.
Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle dans la pièce et vit le couteau par terre. Ensuite elle regarda brièvement Martin Vanger qui s’était mis à genoux et qui essayait de s’éloigner d’elle, un bras pendant mollement. Il ne constituerait pas un très gros problème pendant les secondes à venir. Elle lâcha le club de golf et ramassa le couteau. Si le bout était acéré, le tranchant était émoussé. Elle se mit sur la pointe des pieds et essaya fébrilement de couper la courroie. Il fallut plusieurs secondes avant que Mikael puisse enfin s’affaisser par terre. Mais le nœud coulant était bloqué autour de son cou.
LISBETH SALANDER JETA encore un regard sur Martin Vanger. Il avait réussi à se mettre debout, mais se tenait plié en deux. Elle l’ignora et chercha à introduire ses doigts entre le lacet et le cou de Mikael. Au début elle n’osa pas utiliser le couteau mais se décida quand même à glisser la pointe et égratigna la peau en essayant de défaire le nœud coulant. Celui-ci finit par céder et dans un râle Mikael aspira quelques goulées d’air.
Un bref instant, Mikael éprouva la merveilleuse sensation de l’union du corps et de l’esprit. Sa vision devint parfaite et il put distinguer le moindre grain de poussière dans la pièce. Son ouïe devint parfaite et il nota chaque respiration et chaque froissement de vêtements comme s’ils sortaient de haut-parleurs directement dans ses oreilles, et il sentit l’odeur de la transpiration de Lisbeth Salander et l’odeur du cuir de son blouson. Puis ce fut un éclair lumineux lorsque le sang afflua de nouveau vers sa tête et que son visage retrouva sa teinte normale.
Lisbeth Salander tourna la tête au moment où Martin Vanger s’enfuyait par la porte. Elle se leva d’un bond et ramassa le pistolet – vérifia le magasin et enleva le cran de sûreté. Mikael nota qu’elle semblait familiarisée avec les armes. Elle regarda autour d’elle et ses yeux s’arrêtèrent une demi-seconde sur les clés des menottes bien en vue sur la table.
— Je m’en charge, dit-elle en se ruant vers la porte. Elle saisit les clés au vol et les lança d’un revers par terre à côté de Mikael.
Mikael essaya de lui dire d’attendre mais il ne réussit à proférer qu’un son éraillé alors qu’elle avait déjà disparu par la porte.
LISBETH N’AVAIT PAS OUBLIÉ que Martin Vanger possédait un fusil quelque part et elle s’arrêta, prête à faire feu avec le pistolet braqué devant elle, en arrivant dans le passage entre le garage et la cuisine. Elle tendit l’oreille, mais aucun bruit ne révélait où se trouvait sa proie. Instinctivement elle se dirigea vers la cuisine et elle y était presque lorsqu’elle entendit la voiture démarrer.
Elle fit demi-tour et sortit par la petite porte du garage. Depuis l’allée d’accès, elle vit les feux arrière d’une voiture qui passa devant la maison de Henrik Vanger et tourna en direction du pont, et elle se précipita à sa poursuite aussi vite que ses jambes le pouvaient. Elle glissa le pistolet dans la poche de son blouson et ne s’encombra pas du casque quand elle démarra sa moto. Quelques secondes plus tard elle franchissait le pont.
Il avait peut-être quatre-vingt-dix secondes d’avance quand elle arriva à l’échangeur d’accès à l’E4. Elle ne le voyait pas. Elle freina et coupa le moteur.
Le ciel était lourd de nuages. À l’horizon pointait un soupçon d’aurore. Puis elle entendit le bruit d’un moteur et aperçut la voiture de Martin Vanger sur l’E4 en direction du sud. Lisbeth redémarra, enclencha la première et passa sous le viaduc. Elle roulait à 80 kilomètres à l’heure quand elle surgit après le virage de la bretelle d’accès. Devant elle, une ligne droite. Elle ne vit aucune circulation, mit les gaz à fond et s’envola. Lorsque la voie décrivit une courbe le long d’une crête, elle était à 170 kilomètres à l’heure, ce qui était environ le maximum que sa petite cylindrée débridée par ses soins pouvait atteindre en descente. Deux minutes plus tard, elle vit la voiture de Martin Vanger à environ quatre cents mètres devant elle.
Analyse des paramètres. Qu’est-ce que je fais maintenant ?
Elle ralentit aux plus raisonnables 120 kilomètres à l’heure et roula à la même vitesse que lui. Elle le perdit de vue quelques secondes quand ils passèrent quelques virages. Puis ils arrivèrent dans une longue ligne droite. Elle était à environ deux cents mètres derrière lui.
Il avait dû voir le phare de sa moto et accéléra après un long virage. Elle poussa sa bécane à fond mais perdit du terrain dans les courbes.
De loin, elle vit les lumières du poids lourd. Martin Vanger les avait vues aussi. Soudain il accéléra encore davantage et passa sur la file de gauche cent cinquante mètres avant la rencontre. Lisbeth vit le poids lourd freiner et lancer des appels de phares frénétiques, mais en quelques secondes il avait avalé les mètres et la collision frontale fut inévitable. Martin Vanger lança sa voiture droit sur le camion dans un fracas épouvantable.
Lisbeth Salander freina instinctivement. Puis elle vit le semi-remorque se coucher sur sa voie. À la vitesse qu’elle tenait, il lui fallut deux secondes pour rejoindre les lieux de l’accident. Elle accéléra, roula sur le bas-côté et évita l’arrière du semi-remorque d’un mètre quand elle passa. Du coin de l’œil, elle vit des flammes surgir à l’avant du camion.
Elle continua sur encore cent cinquante mètres avant de s’arrêter et de se retourner. Elle vit le conducteur du poids lourd sauter à terre du côté passager. Alors elle remit les gaz. À Åkerby, deux kilomètres plus au sud, elle prit à gauche et suivit la vieille nationale vers le nord, parallèle à l’E4. Elle passa le lieu de l’accident en hauteur et vit que deux voitures s’étaient arrêtées. L’épave était totalement aplatie et coincée sous le poids lourd, entourée d’énormes flammes. Un homme tentait d’éteindre le feu avec un petit extincteur.
Elle accéléra et fut bientôt de retour à Hedeby. Elle passa le pont à bas régime, se gara devant la maison des invités et retourna à pied chez Martin Vanger.
MIKAEL ÉTAIT TOUJOURS en train de se bagarrer avec les menottes. Ses mains étaient si engourdies qu’il n’arrivait pas à saisir la clé. Lisbeth ouvrit les menottes et le tint serré contre elle tandis que le sang se remettait à circuler dans ses mains.
— Martin ? demanda Mikael d’une voix rauque.
— Mort. Il est rentré de plein fouet à 150 kilomètres à l’heure dans un poids lourd à quelques kilomètres d’ici sur TE4.
Mikael la fixa bêtement. Elle n’était partie que depuis quelques minutes.
— Il faut qu’on… appelle la police, croassa Mikael avant d’être saisi d’une violente quinte de toux.
— Pour quoi faire ? demanda Lisbeth Salander.
PENDANT Dix MINUTES ENCORE, Mikael fut incapable de se lever. Il resta assis par terre, nu et adossé au mur. Il se massa le cou et souleva la bouteille d’eau avec des doigts maladroits. Lisbeth attendit patiemment que sa sensibilité revienne. Elle en profita pour réfléchir.
— Habille-toi.
Elle utilisa le tee-shirt découpé de Mikael pour essuyer les empreintes digitales sur les menottes, le couteau et le club de golf. Elle prit la bouteille d’eau avec elle.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Habille-toi. Le jour est en train de se lever. Dépêche-toi.
Mikael se redressa sur des jambes flageolantes et réussit à enfiler son slip et son jean. Il glissa ses pieds dans les baskets. Lisbeth fourra ses chaussettes dans la poche de son blouson et l’arrêta.
— Tu as touché à quoi exactement ici dans la cave ?
Mikael regarda autour de lui. Il essaya de se rappeler. Finalement il dit qu’il n’avait rien touché à part la porte et les clés. Lisbeth trouva les clés dans la veste de Martin Vanger, qu’il avait étalée sur le dossier de la chaise. Elle essuya méticuleusement la poignée de la porte et l’interrupteur et éteignit. Elle guida Mikael en haut de l’escalier de la cave et lui demanda d’attendre dans le passage pendant qu’elle rangeait le club de golf à sa place. En revenant, elle lui tendit un tee-shirt sombre ayant appartenu à Martin Vanger.
— Enfile-le. Je ne veux pas que quelqu’un te voie en train de te balader torse nu cette nuit.
Mikael comprit qu’il était en état de choc. Lisbeth avait pris le commandement et il obéit à ses ordres sans discuter. Elle l’éloigna de la maison de Martin Vanger. Elle le tint sans arrêt serré contre elle. Dès qu’ils eurent franchi la porte de la maison de Mikael, elle se tourna vers lui.
— Si quelqu’un nous a vus et demande ce que nous faisions dehors cette nuit, sache que toi et moi nous avons fait une promenade nocturne jusqu’au promontoire où nous avons fait l’amour.
— Lisbeth, je ne peux pas…
— Maintenant, file sous la douche !
Elle l’aida à enlever ses vêtements et l’expédia dans la salle de bains. Puis elle mit en route le café et prépara rapidement une demi-douzaine de tartines épaisses avec du fromage, du pâté de foie et des cornichons. Elle était assise à la table de cuisine, plongée dans une réflexion intense, lorsque Mikael revint en boitillant. Elle examina les plaies et les éraflures visibles sur son corps. La courroie avait frotté et laissé une marque rouge sombre autour du cou, et le couteau avait laissé une entaille dans la peau sur le côté gauche du cou.
— Viens, dit-elle. Allonge-toi sur le lit.
Elle alla chercher des pansements et couvrit la plaie avec une compresse. Puis elle lui versa du café et lui tendit une tartine.
— Je n’ai pas faim, dit Mikael.
— Mange, commanda Lisbeth Salander en avalant elle-même une grosse bouchée de tartine au fromage.
Mikael ferma les yeux pendant quelques secondes. Puis il s’assit et mordit dans la tartine. Sa gorge le faisait à tel point souffrir qu’il réussit à peine à avaler.
— Laisse le café refroidir un peu. Allonge-toi sur le ventre.
Elle passa cinq minutes à lui masser le dos et faire pénétrer le Uniment. Ensuite elle le retourna et lui administra le même traitement sur le devant du corps.
— Tu vas avoir de sérieux hématomes pendant un bon bout de temps.
— Lisbeth, il faut qu’on appelle la police.
— Non, répondit-elle avec une telle détermination dans la voix que Mikael en resta les yeux écarquillés. Si tu appelles la police, je me tire. Je ne veux rien avoir à faire avec eux. Martin Vanger est mort. Il est mort dans un accident de voiture. Il était seul dans la voiture. Il y a des témoins. Laisse la police ou quelqu’un d’autre découvrir cette foutue chambre de torture. Toi et moi, nous ne savons rien, pas plus que tous les autres habitants du hameau.
— Pourquoi ?
Elle ignora sa question et continua de masser ses cuisses endolories.
— Lisbeth, mais c’est carrément impossible…
— Si tu continues à me faire chier, je te traîne dans l’antre de Martin et je t’enchaîne de nouveau.
Elle n’avait pas fini sa phrase que Mikael s’endormit, aussi soudainement que s’il s’était évanoui.